A L G É R I E - Le tailleur de Relizane, Olivia Elkaim
- Frederique Josse
- 20 sept. 2024
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 oct. 2024
Que gardons-nous de l’histoire de nos parents, de nos grands-parents ? Que reste-t-il des traumatismes de nos aïeux ? À quel point la souffrance et la peur s’inscrivent-elles durablement dans nos gènes, pour ressurgir aléatoirement, à travers nos choix, nos craintes, les infimes détails de notre quotidien ? La question de la psycho-généalogie, aussi appelée trans-généalogie, est prégnante dans ce roman bouleversant d’Olivia Elkaim.

« Au son de la derbouka, elle esquisse un pas de danse. Mais ses yeux regardent dans le vide pour éviter de voir les murs en pierre brut et le plafond de la cave, bas comme le couvercle d'un cercueil. [...] Quelques jours avant, Gaston Deferre, maire socialiste de Marseille, a donné une interview à Paris-Presse : « Que les pieds-noirs aillent se faire pendre ailleurs où ils le voudront! »
Passée maitresse es assimilation, « lorsqu’on me demandait l’origine de mon nom de jeune fille, je répondais avec morgue : Paris », la journaliste et écrivaine fait pourtant face à des craintes souterraines, comme lorsqu’elle doit refaire ses papiers d’identité. Cette peur de devenir apatride est liée, elle le sait désormais, à la tragédie qu’ont vécue ses grands-parents, juifs algériens, contraints à l’exil en 1962, au plus fort de la guerre civile.
« Leur nostalgie imprégnait les conversations. Elle écrasait tout [...] Je ne voulais rien savoir, gommant leur histoire, leur mémoire, me promenant, aveugle et sourde, dans la nuit de mes origines ».
La boîte de Pandore
Après avoir longtemps refusé d’ouvrir la boite de Pandore, tous ces souvenirs que charrient les archives précieusement conservées par son père et son grand-père, Olivia Elkaim raconte. Dans un phrasé authentique, elle fait dialoguer les récits de son grand-père, Marcel, tailleur à Relizane, une grande ville du nord de l’Algérie, avec ses propres souvenirs d’enfance.
À travers Marcel, personnage d’une tendresse quasi candide, c’est toute la tragédie des pieds noirs que relate la romancière. L’incompréhension face aux « évènements », l’anxiété latente de voir le pays qu'on chérie se déchirer, la schizophrénie de continuer à s'inquiéter des petits tracas du quotidien tout en craignant de se faire exploser en bas de chez soi. Les fractures au sein des familles. Ceux qui soutiennent l’OAS. Ceux qui se "moulent dans la France, cuisinent des tartes au citron meringuées et s'échangent des articles découpés dans ELLE". Et ceux, comme Marcel, qui considèrent les musulmans comme des frères, des fils, des pairs.
Puis le jour d'angoisse de trop, la précipitation, l’arrachement brutal à sa terre pour un avenir incertain. Le déchirement de troquer l’odeur sirupeuse des figuiers et la langueur méditerranéenne par l’hiver angevin, humide, mordant, et par cette vase dégueulasse et malodorante qu'est la Loire. On découvre, non sans malaise, le terrible accueil réservé aux pieds noirs à leur arrivée en France. Aucun dispositif prévu pour les dédommager de leur brusque départ, gros lâchage des autorités, intense hostilité de la population.
"Marcel bannit aussi l'usage de l'arabe, y compris avec ses frères. Il finit par oublier qu'il l'a parlé couramment autrefois, que c'était sa langue maternelle, celle de l'amour et des émotions, de ce qu'on ne peut dire autrement. Ne lui restent que quelques interjections. Ça va, hamdoullah !"
Viviane, héroïne malgré elle
Au-delà de l’évident hommage à ses racines et à ses grands-parents, Olivia Elkaim dresse un portrait extrêmement puissant d'une femme emprisonnée dans son genre, dépossédée d'elle-même parce que femme. Elle est émouvante, cette Viviane honteuse, chaque mois, de ses "écoulements vermillons". Cette Viviane si déconnectée de sa chair, pensant à ses commandes de robes pendant que Marcel "fait son affaire". Espérant désespérément que sa deuxième grossesse ne tienne pas, quand elle n'est pas encore remise de la première. Cette Viviane perpétuellement sur le fil, haïssant secrètement la vie domestique, celle qui ne laisse jamais de répit, mais qui pourtant se répète inlassablement.
Et pourtant, elle ne lâche rien Viviane ! Elle ignore les racontars et les médisances, trime comme une dingue et s'angoisse tard le soir, coud des vêtements chics que toutes les bourges du coin lui envient. Et même si elle est patibulaire, borderline, acariâtre, maussade, jamais à sa place nulle part car pas dans son genre, il émane de Viviane une tendresse et une poésie infinie. En témoigne l'amour inconditionnel que lui vouent son mari et ses fils, jusqu'au bout, jusque dans sa douce folie.
Bref, Le tailleur de Relizane est une magnifique histoire à tiroirs. Lisez-le, pour Marcel, Viviane et Pierre. Et bien sûr pour l'Histoire dans l'histoire. C'est à travers les récits comme ceux-là - et non dans les ouvrages désincarnés d'histoire-géo de collège- que l'on comprend vraiment quelle a été la tragédie des pieds-noirs.
Olivia Elkaim, Le Tailleur de Relizane, Éditions Stock, 348 pages. Crédit photo : State Archives of North Carolina Raleigh, NC
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