K I R G H I Z I S T A N - Djamilia - Tchinguiz Aïtmatov
- Frederique Josse
- 20 sept. 2024
- 3 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 oct. 2024
Ici, tout n'est que voyage. Lieu, histoire, ambiance, élocution, émotions, culture, écriture, descriptions, mode de vie, paysages, péripéties. En 120 pages, ce petit bijou fait totalement oublier notre morne actualité.

Kirghizistan. Ce mot est une expérience en soi. Avouez, vous non plus, non seulement vous n'êtes pas certain de bien le prononcer, mais vous ne savez pas le situer. Coincé à l'ouest entre un chapelet de pays au suffixe persan « Stan » (Tadjikistan, Kazakhstan, Ouzbékistan) et le géant chinois à l'est, ce petit pays de semi-nomades est un ancien satellite de l'URSS. Vous ne l'avez toujours pas ? Fermez les yeux, imaginez : étendues de steppes verdoyantes déchirées par un océan de montagnes aux pointes enneigées, yourtes isolées battues par les vents, villages épars à flanc de collines, comme posées là par une main divine. Une vie simple, rude, marquée par les saisons abruptes et un mode de vie clanique. C'est dans ce paysage romanesque que se déroule le roman de Tchinghiz Aïtmatov, publié pour la première fois en 1957.
Majestueuse Djamilia
Ce qui frappe d'abord, c'est ce personnage féminin renversant : Djamilia. Avec son indépendance, sa puissance, son ivresse de vivre, cette jeune beauté kirghize dont tous les hommes sont fous, est peu conforme à l'image que l'on se fait d'une bru. Nous sommes en 1943. Tous les villages bordant le fleuve du Kourkouréou, au nord-ouest du pays, sont privés de leurs hommes valides, partis au front. Vivant, comme c'est l'usage, auprès de sa belle-famille, Djamilia se languit d'amour, son mari ayant rejoint les rangs de l'armée peu après leur union. Mais sa frustration, la bouillonnante Djamilia la met au service d'une joie de vivre inaltérable, d'une énergie frisant l'insolence. Car dans cette ambiance de labeur patriarcale, où les traditions ancestrales guident la vie fruste de cette population musulmane récemment sédentarisée, chacun se conforme à l'adat, la loi de la tribu. C'est pourquoi Seït, le narrateur, beau-frère de Djamilia, qu'il admire et adore, est chargé de veiller sur elle. Mais il est bien impuissant à contrôler la fougueuse liberté de Djamilia.
Ôde au pays
Aragon, à qui l'on doit la traduction de ce petit bijou, le tenait pour la « plus belle histoire d'amour du monde ». Mais c'est la déclaration d'amour d'un auteur pour son pays et ses traditions qui transpire d'abord. Le tempo suit le rythme ankylosé de la guerre : les jeunes quittent l'école pour aider leurs aînés à soutenir l'effort de guerre pour le kolkhoze. Les journées sont destinées à collecter des denrées et à les transporter jusqu'à la gare, située de l'autre côté des montagnes. Les voyages incessants, à cheval -personnages à part entière de la culture kirghize- sont l'occasion, pour Aïtmatov, de magnifier, avec sa plume fraîche et poétique, la beauté sauvage de ses contrées. Profitant de ses journées au cœur de cette nature indomptable, Seït, qui se passionne clandestinement pour la peinture, dépeint son environnement de son regard ingénu et lyrique. Et les paysages nous apparaissent comme des tableaux naïfs explosant de couleurs.
Avec son style oriental inimitable, tout à la fois brut et métaphorique, l'auteur évoque la transition de l'enfance à l'âge adulte, lorsque se cristallise la construction de l'identité. Secrètement amoureux et spectateur d'une passion secrète, Seït découvre le monde, la fragilité de l'existence et la puissance des arts, seuls capables de traduire ce magma d'émotions.
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