L I B A N - Le quatrième mur, Sorj Chalandon
- Frederique Josse
- 20 sept. 2024
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : 14 oct. 2024
Dans les décombres de Beyrouth, au milieu des balles et des explosions, une scène se dresse. Fragile mais pleine d’espoir. C’est sur cette scène que Sorj Chalandon construit Le 4ème Mur, un roman incandescent où le théâtre devient l’ultime rempart contre la folie de la guerre. À travers les yeux de Georges, le narrateur, c’est une véritable tragédie grecque qui se joue sous les cieux libanais, où l’art tente, coûte que coûte, de triompher du chaos.

La scène et les balles : quand la tragédie s’invite à Beyrouth
Georges est un homme brisé par ses propres luttes intérieures. Lorsqu’il se retrouve à devoir honorer la promesse d’un ami mourant, Sam, metteur en scène engagé, il n’imagine pas que ce geste va bouleverser sa vie. Sam avait un rêve fou : monter Antigone de Jean Anouilh en plein cœur de la guerre civile libanaise. Faire dialoguer ceux qui se déchirent, faire parler l’humain là où règne la violence.
Le pari semble insensé. Dans une ville où chaque quartier est un territoire disputé, où chaque ruelle devient un champ de bataille, Georges doit rassembler des acteurs issus des factions ennemies. Palestiniens, chrétiens maronites, Druzes... Chaque acteur représente une fracture, une souffrance, un combat. C’est ici que se joue la force du roman : dans cette tentative quasi désespérée de recréer une humanité partagée, au-delà des lignes de front.
Georges n’est pas un héros classique. C’est un homme simple, hanté par les fantômes de son passé. Mais, dans cette guerre qui broie tout, il devient un catalyseur. À travers son regard, on sent la tension monter, la folie des hommes gronder, et la scène, fragile, qui pourrait s’effondrer à tout moment. Chaque pas dans cette Beyrouth en ruines est une prise de risque, chaque réplique de la pièce semble être une provocation envers le destin.
L’art comme dernier rempart contre la barbarie
Le 4ème Mur n’est pas simplement un roman sur la guerre. C’est un roman sur la résistance. Mais pas celle des armes ou de la violence. Non, c’est une résistance plus subtile, plus fondamentale : celle de l’art contre la barbarie. Le théâtre devient ici un espace sacré, presque mystique, où les acteurs et les spectateurs se retrouvent pour oublier, ne serait-ce qu’un instant, la guerre qui dévore leur pays.
Chalandon, avec une plume acérée, nous plonge dans cette dimension où l’art s’érige en rempart contre la mort. Les mots d’Antigone résonnent avec une force nouvelle : "Je suis venue dire non à ton pouvoir." Cette phrase, répétée sur scène, semble s’adresser aux seigneurs de guerre qui ensanglantent le Liban. Chaque acteur incarne une Antigone, une figure de la révolte, une voix qui refuse de céder face à l’oppression.
Mais la tragédie n’est jamais loin. À mesure que la pièce se monte, la guerre reprend ses droits. Le théâtre, ce 4ème mur qui sépare la fiction de la réalité, vacille dangereusement. Georges voit le projet s’effriter sous ses yeux. Chaque acteur porte en lui la haine de son camp, la violence est palpable. Le lecteur, suspendu aux mots de Chalandon, attend la chute inévitable, mais espère, contre toute logique, que la scène triomphera des balles.
Beyrouth, personnage silencieux mais omniprésent
Si Georges et la troupe sont les acteurs de cette tragédie, Beyrouth en est le personnage principal, l’ombre qui plane sur chaque scène, chaque dialogue. La ville est décrite avec une précision cinématographique : ses ruines, ses odeurs de poudre, ses quartiers dévastés. C’est une ville moribonde, qui n’en finit pas de mourir mais qui, paradoxalement, continue de vivre, de vibrer, à travers ses habitants. Chalandon excelle dans cette description d’une ville qui est à la fois victime et bourreau, à la fois théâtre et champ de bataille.
Beyrouth devient un miroir de l’âme des personnages : éclatée, mutilée, mais terriblement vivante. À travers les yeux de Georges, c’est une ville qui respire, qui crie, qui saigne. Et c’est dans cette ville que la pièce doit se jouer, là où la tragédie d’Antigone prend une résonance particulière. La question de la révolte, de la justice, de la vengeance, se fond dans le décor brûlant de cette capitale en guerre.

Zoom sur : La fonction cathartique du théâtre
Sorj Chalandon ne choisit pas le théâtre par hasard. Il le sait, l’art scénique, par son caractère éphémère, est peut-être le plus vulnérable des arts face à la guerre. Pourtant, c’est aussi le plus puissant pour explorer l’âme humaine. Le théâtre, et notamment la tragédie grecque, a une fonction cathartique. Il permet aux spectateurs de vivre des émotions intenses, de pleurer, de crier, de se purger de leurs propres démons.
Dans Le 4ème Mur, la tragédie d’Antigone devient un exutoire pour les acteurs comme pour les spectateurs. Chaque réplique résonne comme une libération. Le public, composé de combattants, d’habitants désespérés, dresse pour un instant un mur contre la violence. Un mur de mots, un mur fragile, mais un mur tout de même. Cette catharsis collective devient, pour quelques heures, plus forte que la guerre elle-même.
Les récentes recherches sur le théâtre en zone de guerre confirment cette intuition de Chalandon. Des études menées par des spécialistes du théâtre en contexte de conflit, comme Sabine Dartois ou Pierre Kamoun, montrent que les représentations théâtrales permettent aux populations traumatisées d’exprimer des émotions refoulées, de retrouver une forme de dignité. Le théâtre devient ainsi un espace de résistance symbolique, où la parole reprend ses droits face à la violence.
Dans le Liban du 4ème Mur, comme dans toutes les zones de guerre où l’art survit, c’est la preuve que la culture peut devenir un véritable refuge pour l’âme humaine.
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